Le sténopé, essais sur la photographie naturelle et la photographie pauvre

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Le secret de Filippo Brunelleschi
Essai sur l'origine de la perspectiva artificialis [*]

Zocchi Giuseppe (1717-1767), vue de Santa Maria del Fiore et du baptistère San Giovanni, 1744, copyright Museo Firenze com'era

L'invention (ou la redécouverte) de la perspective par l'architecte florentin, Filippo Brunelleschi (1377-1446) est attestée par son biographe posthume Antonio de Tuccio Manetti [58]. Celui-ci décrit de manière assez précise les deux petits tableaux originaux [59], vraisemblablement peints vers 1413, ainsi que les ingénieux dispositifs dans lesquels ils s'inséraient. Mais si Manetti énonce clairement la démonstration de la méthode de Brunelleschi, on s'étonne de ne trouver aucune trace du mode de construction de ces deux tavolette.

Oubli qui sera réitéré par Georgio Vasari (Arrezo 1511- Florence 1574) lorsqu'il rédigera sa Vie de Filippo Brunelleschi [60], quelques décennies plus tard (1550). Nous tenterons donc ici, en nous en tenant à la lettre au texte de Manetti, c'est à dire en respectant son souhait de lire sa biographie de Brunelleschi comme un récit véridique, de proposer une méthode de construction de ces deux tableaux mythiques en posant l'hypothèse, pour un premier éclairage, des liens originels qui uniraient la perspective et la science de l'optique médiévale.

L'éventualité de cette liaison nous est donnée par Lorenzo Ghiberti (Florence 1378- id. 1455), l'éternel rival artistique de Brunelleschi, dans la troisième partie de son manuscrit Les Commentaires (1448-1454), où il compile entre autres, de longues références explicites à la perspective naturelle [61] d’Alhazen [62] et de Vitellion [63].

Le dispositif dit du tableau percé se concevrait alors dans ce cas comme la symétrie d'une construction à l'aide d'une chambre noire. Nous allons à présent tenter de le démontrer.

Si comme nous le supposons, Brunelleschi recherchait des rapports de proportions mathématiques, il serait plus vraisemblable qu'il ait choisi de limiter sa vue à 6 brasses de hauteur c'est à dire la moitié de la hauteur de la porte. Nous ne retenons donc pas la proposition de Hubert Damisch de prendre en considération la hauteur totale de la porte, pour la bonne raison qu'avec un tel angle optique vertical Brunelleschi aurait certes pu voir le baptistère de San Giovanni mais dans un rapport d'environ un tiers pour deux tiers de ciel. Notre hypothèse conserve l'angle optique mais en concentrant la vue sur le baptistère. Ainsi le cadre de vision défini par l'architecture de la porte aurait situé son point de vue au sommet d'une pyramide ayant une base carrée constituée des deux côtés de la porte, du sol et d’une ligne imaginaire placée à 6 brasses de hauteur et au centre d'un cube réceptacle imaginaire de 6 brasses de côté. Il ne suffisait donc pas pour Brunelleschi que le cadre de vision s'organise autour du baptistère, celui-ci devait encore s'organiser autour de son regard. Dans le voir, nous voyons par raison d'optique, dans le regard nous sommes mis en résonance avec l'objet regardé, mais il ne s'agit nullement d'un simple aller et retour, car si l'aller est direct, il en est tout autrement pour le retour qui nécessite d'être oublieux de l'aller pour se situer dans le cadre de la souvenance active. Cette différence entre voir et regarder est au cœur des travaux de Jacques Lacan concernant la géométrie projective et l'expérience de la pulsion scopique. Elle s'apparente pour lui à une recherche du signifiant :

« La valeur du signifiant, mouvement de tour et de retour, mouvement de celui qui se retourne et qui doit se maintenir dans ce retournement. » [71]

Brunelleschi d'une certaine manière ne voyait pas, il pensait son regard et ce dernier était celui d'un architecte obsessionnel. Ce regard pensif nous invite à nous intéresser aux dimensions du bâtiment qu'il souhaitait reproduire. Le baptistère de San Giovanni est un monument octogonal qui se situe dans l'axe de Sainte Marie de la Flore. Il mesure environ 76 brasses (44 mètres) de haut. La distance qui sépare la porte du baptistère de celle de l'église est d'environ 54 brasses auxquelles il faut ajouter les 3 brasses de l'intérieur de l'église, ce qui correspond à une distance totale de 57 brasses (33 mètres) [72]. En combinant ces distances avec l'angle optique vertical théorique de 90°, la hauteur qu'il aurait embrassée du regard serait d'environ 90 brasses à une distance de 57 brasses. Il voyait donc effectivement la totalité du baptistère tel « que le regard l'aurait vue du dehors ». Ces dimensions sont à comparer avec le environ une demi-brasse (environ 29 cm) de côté du panneau et nous incline à penser que Brunelleschi ait opté pour un rapport de reproduction de cent fois moindres, en d'autres termes d'une échelle de réduction de 1/100ème. Nous pensons qu'il ne s’agit pas là d'une coïncidence mais bien pour Brunelleschi, de la volonté d'établir une base mathématique rigoureuse à son expérience dans le projet de la transformer en instrument de calcul. L'hypothèse souvent avancée par les historiens de la perspective de l'utilisation par Brunelleschi de l'intersecteur albertien, technique du voile quadrillé, trouve ici sa limite, car les résultats mathématiquement parlant de ce procédé ne pourraient engendrer à eux seuls une règle de construction de la perspective [73] dont, nous le rappelons, on lui attribue la paternité.

Devant l'insuffisance des explications et ayant lu le texte de Manetti avec le regard d'un photographe, il nous est apparu un bon nombre d'indices, suffisants nous semble-t-il, pour émettre l'hypothèse de l'utilisation par Brunelleschi d'une chambre noire.

Celle-ci aurait été de forme cubique [74] avec un tirage mécanique d’environ une demi-brasse, 33 cm pour être plus précis, qui permettait ainsi de respecter la réduction au 1/100ème [75]. À ce stade il est possible de valider cette hypothèse en calculant l'angle de champ de cette chambre noire [76].

On obtient un angle de visée effectif de 53° 13' qui cadre, lorsqu'il est ramené aux 3 brasses de recul, parfaitement le baptistère. L'espace latéral proposé sous cet angle correspond de plus à la description de Manetti [77] :

Schémas de l'angle de champ ou de visée du sténopé

« En outre, il avait représenté face à l'église cette partie de la place que l'œil saisit aussi bien du côté d'en face de la Miséricorde jusqu'à la voûte et au coin des Pecori que du côté de la colonne du miracle de Saint-Zénobie jusqu'au coin de la Paille, aussi loin qu'on peut l'entrevoir; […]. » [78]

Notre hypothèse à l'esprit reprenons le cours du texte de Manetti pour y puiser d'autres indices, et le passage des nuages retiendra toute notre attention, il écrit :

« En outre, ce qu'il fallait montrer du ciel, c'est-à-dire où les murs peints se profilaient dans l'air, c'était en argent bruni afin que l'air et le ciel naturels pussent s'y miroiter et, de la sorte, que les nuées y parussent poussées par le souffle du vent. » [79]

Une question ici s'impose : pourquoi Brunelleschi a-t-il usé du stratagème de l'argent bruni ? Un premier élément de réponse serait que la reproduction des nuages s'écartait de l'objectif de Brunelleschi, l'architecte, de définir les distances en fonction des grandeurs apparentes celles des bâtiments en particulier. Un autre, serait inhérent à la technique de la chambre noire, remarqué par Joël Snyder à propos du pionnier de la photographie, William Henry Fox Talbot :

« Imaginons-le en train d'esquisser le paysage qui s'étend sur les rives du lac de Côme. Il installe son appareil (sa chambre noire), regarde attentivement le papier translucide disposé au plan focal et entreprend le décalque. Selon sa propre estimation, cette méthode « met à l'épreuve le talent et la patience de l’amateur qui voudrait reproduire tous les moindres détails visibles sur le papier ».[…]. Rien de tout cela (les bateaux qui voguent, les badauds, les oiseaux, le vent dans les arbres) ne saurait le distraire de son œuvre. Imperturbable, il continue de reproduire l'image de la chambre noire comme si celle-ci était un paysage figé : espace naturel, mais d'une nature dépourvue de vie. Il est déjà assez ardu de reproduire les éléments stables du tableau, force lui est d'en exclure tous les signes d’animation. De la scène vivante qui se projette sous ses yeux, il ne demeure plus qu'une nature morte. » [80]

Et s'il s'agissait tout simplement de cela. La démonstration du dispositif du tableau percé par Manetti semble nous conduire au cœur même du procédé optique qu'il aurait pu utiliser, celui du sténopé. Nul besoin d'une optique sophistiquée telle une lentille convergente pour faire fonctionner sa chambre noire, un simple petit trou suffisait.

Le trou du tableau manifeste de Brunelleschi est semblable au sténopé (trou) de la chambre, il impose également un point de vue contraignant le spectateur à s'adapter à une visée.

Ainsi, écrit Manetti :

« Ce trou, était aussi petit qu'une lentille du côté de la surface peinte, alors qu'à l'envers, il s'élargissait en pyramide comme un chapeau de paille féminin et sa circonférence atteignait la mesure d'un ducat ou un peu plus. Celui qui regardait devait appliquer l'œil au revers, là où le trou était large, et il fallait en même temps qu'il l'ajustât d'une main contre l'œil et que l'autre soutînt face à la peinture un miroir plan pour que celle-ci puisse se réfléchir ; l'espace entre le miroir et la seconde main s'étendait en brasses minuscules d'une façon proportionnelle à la distance en brasses réelles entre l'église Saint-Jean et l'endroit d'où elle semblait avoir été représentée, si bien qu'en la regardant grâce, en outre, à toutes les autres circonstances – l'argent bruni, la place, le point exact -, on aurait pu la prendre pour vraie. » [81]

Suivre ce protocole de vérification en ayant à l'esprit qu'il puisse être l'exacte symétrie de la procédure de la construction du panneau pourrait confirmer notre hypothèse car comme l'écrit Jean-Pierre Huet :

« Si en avant de la chambre noire, et à la même distance, sténopé/fond de la chambre, et parallèlement à cette dernière, on dispose une vitre, la perspective qui pourrait être tracée à partir du sténopé comme point de vue, serait identique à l'image formée au fond de la chambre noire : « l'identité absolue de cette image avec la perspective obtenue résulte du fait que les traces d'un faisceau de droites concourantes sur deux plans parallèles, symétriques relativement au point de concours forment des figures superposables. »

La première remarque concerne la forme conique du trou qui est à rapprocher des observations, rapportées et vaguement expliquées par Aristote dans ses Problemata puis par les perspecteurs médiévaux avant d'être démontrée expérimentalement (une autopsia) par Johannes Kepler au début du XVIIe siècle, à savoir que les rayons du soleil perçus pendant une éclipse de soleil à travers la frondaison d'un platane dessinent des lunules sur le sol. Il résoudra ce problème en expliquant que deux cônes se rejoignent par les sommets dans le petit espace de l'orifice, la base de l'un se situant dans le soleil et la base de l'autre sur le sol. De ceci découle la forme conique, la base de celle-ci se situant du côté de l'écran, que doit prendre le trou d'une chambre noire à sténopé pour optimiser le passage des rayons lumineux. Dans la description de Manetti ce concept est inversé pour permettre à l'œil d'approcher au plus prés le point de fuite, mais Brunelleschi faisait aussi certainement l'analogie de l'œil avec l'écran.

l'œil comme support, attestant l'exactitude de la transposition du baptistère comme représentation, d'où la nécessité : « Qu'il y ait une ouverture, une fente, une vue, un regard », en d'autres termes pour Lacan, une fenêtre projective : « Elle est précisément dans cette structure fermée qui est celle qui nous permettrait de nouer les uns avec les autres tous ces différents plans, […]. Elle est ce quelque chose de troué dans cette structure. » [82]

Ce quelque chose de troué dans l'expérience de Brunelleschi est la marque de l'instauration d'un sujet regardant. L'expérience analytique de la pulsion scopique est ici déterminante, l'artiste explore l'espace et le rebâtit pour le représenter, le regardeur explore la représentation pour rebâtir le représenté. L'un va du monde « solaire » au monde « scopique » et l'autre effectue le chemin inverse, dans l'un comme l'autre cas il s'agit bien d'un regard qui se pense. Le regard participant ainsi à une progression d'idéalité socialisée [83]. Sous lui, le réel converti en une structure mathématique intelligible et mesurable est appelé à fusionner avec sa reproduction dans le semblant d'un reflet.

Le réel selon la définition de Lacan laisse la place à la réalité [84].

L'utilisation du miroir nous renvoie également à l'une des conséquences de l'utilisation d'une chambre noire qui, respectant la propagation rectiligne de la lumière, produit une image qui apparaît inversée par rapport à l'objet qu'elle représente tant selon son axe vertical que son axe horizontal. L'une des manières de corriger l'inversion de l'axe horizontal est de regarder l'image dans un miroir. Jean-Pierre Huet nous faisait remarquer à ce propos qu'aucun des biographes ne précisait la position du regardeur par rapport au baptistère, était-il placé de dos ou de face ? L'hypothèse de la vérification conçue comme l'opération inverse de la méthode de construction, nous incline à penser que le regardeur était de face.

Enfin nous comprenons les minuscules brasses entre le tableau et le miroir dont parle Manetti comme des brasses réduites à une échelle autre que celle de la reproduction. En effet, écrit Jean-Pierre Huet :

« Le moindre défaut d'alignement du miroir empêche la superposition exacte de la tavoletta avec le paysage réel. […]. La position du miroir et ses dimensions sont déterminées graphiquement, il doit être placé exactement à la moitié de la distance de construction (f/2). » [85]

La distance idéale du miroir au tableau serait donc la distance du baptistère à l'église réduite au 1/200e soit environ un quart de brasse pour une distance effective de 57 brasses, ce qui correspond dans le système métrique à une réduction de 33 mètres à 16,5 centimètres.

La mise en œuvre du dispositif du tableau percé nécessitait de plus pour réussir une localisation spatiale précise :

« Pour que l'on ne se trompât point dans la vision de l'œuvre, le peintre dut imaginer un seul lieu d'où l'on pût la regarder, aussi bien en hauteur qu'en largeur, et également de biais et de loin, tant il est vrai qu'à tout déplacement, ce qui apparaît à l'œil change. » [86]

L'obligation pour le regardeur de se positionner exactement à l'endroit où a été peint le panneau s'explique par la nécessaire rigueur d’un protocole d’expérience : pour déduire la règle de la diminution apparente des objets en fonction de la distance du point de vue, il est impératif que l'axe optique de la chambre noire à sténopé soit parallèle au sol et les verticales de l'objet que l’on se propose de représenter soient parallèles à l'écran. Les coordonnées spatiales du trou sont ici prépondérantes puisque c'est le centre de l'ouverture de la chambre noire et non la place du peintre décalquant l'écran [87] qui détermine le point de vue réel et auquel le point de fuite de la représentation (le trou du miroir) se substitut pour qu'il y ait effectivement correspondance entre les deux vues. C’est d'ailleurs pour cette raison que Manetti écrit :

« Il coucha les traits de cette église, telle que le regard l'aurait vue du dehors, et comme s'il s'était installé pour la représenter sur le vif (souligné par nous) à trois brasses environ à l'intérieur de la porte centrale de Sainte-Marie-de-la-Flore. » [88]

Nous avons remarqué plus haut que l'utilisation d'un miroir inverse l'axe horizontal de l'image. La réciproque de la construction avec une chambre noire implique d'inverser aussi l'axe vertical sur l'axe du point de vue (le trou du sténopé). Ainsi, la surface la plus importante de l'image se trouvait en dessous du trou avec pour principale conséquence, une diminution de l'angle de visée vertical de 5° (à amputer de la vue du dallage).

L'angle de champ relativement important de la chambre noire à sténopé qu'il a probablement utilisée, accentue le caractère hautement suggestif de l'inclinaison des pans de mur à 45° du baptistère par rapport au plan de projection. Il y a fort à parier que Brunelleschi ait été tenté de poursuivre leurs tracés avec l'équerre et le compas sur le papier, ce qui l'aurait conduit à s'apercevoir qu'ils se rejoignaient en deux points remarquables (les points de distance) situés sur une ligne d'horizon à la hauteur de l'œil et à égale distance du point de fuite [89], vers lequel convergent toutes les lignes droites du dallage parallèles à la direction du regard. Nul doute qu'il ait très vite saisi la portée pour ses contemporains de la découverte de la perspective à point de fuite central puisqu'il en divulgua rapidement le mode de construction tout en passant sous silence l'intervention de la chambre noire [90] à ses proches, comme Donatello ou Masaccio, qui l'appliquèrent dans leurs œuvres : pour le second dès 1425-1427, dans la Trinité, une fresque de Santa Maria Novella. La rapide transition d'un savoir-faire à un faire-savoir ou en d'autres termes, de la traduction d'une réussite intellectuelle en reconnaissance sociale participe de la volonté d'émancipation sociale de l'architecte, qui dès la génération suivante cessera définitivement d'être considéré comme un artisan pour accéder au statut d'artiste [91].

Étudions à présent la seconde expérience de Brunelleschi telle que décrite par Manetti :

« Il fit aussi en perspective la place du palais de la Seigneurie à Florence, comprenant tout ce qui se trouve au-dessus et dans les alentours, autant que la vue peut en saisir, à savoir comme si l’on était hors de la place, ou juste le long de la façade de l’église de Saint-Romolo, une fois passé le coin de Calimala Francesca qui s’ouvre sur la susdite place à quelques brasses du côté du jardin Saint-Michel. De ce site, regardant le palais de la Seigneurie, on aperçoit entièrement deux façades, l’une tournée vers l’ouest, l’autre vers le nord. » [92]

La réitération de la présence de façades inclinées à 45° (les remparts du palais) par rapport au plan de projection nous autorise à développer le même raisonnement que précédemment : Brunelleschi placé à l’endroit proposé par Manetti se trouvait dans l’axe à l’opposé d’un des coins du palais de la Seigneurie, soit une distance d’environ 147 brasses (85 mètres), en supposant qu’il ait conservé l’échelle de réduction de 1/100e, sa chambre noire à sténopé devait mesurer un peu plus d’une brasse ¾ de côté (85 centimètres).

En bas à gauche, dispositif du tableau perçé, façade de l'appareil observateur, en bas à droite, Ce qui est vu, reconstitutions de Jean-pierre huet 2003

L'angle de champ serait alors identique à la première expérience et permettrait effectivement d'embrasser du regard la presque totalité de la place.

Mais la dimension (et le poids) du panneau ainsi obtenu empêchait la vérification grâce au dispositif du tableau percé, du fait de la difficulté de maintenir écartés les bras d'un peu moins d'une brasse (42,5 cm) en portant le tableau et le miroir, d'où la présentation in-situ du tableau amputé de la partie représentant le ciel.

L'élément important de ce second dispositif de monstration était la nécessité pour Brunelleschi de pouvoir corriger l'inversion de l'axe horizontal sans le recours au miroir en effectuant directement sur le plan la correction. Ce fait laisse sous-entendre qu'il maîtrisait alors la technique de construction papier. L'image réfléchie sur le papier huilé de l'écran de la chambre noire à sténopé lui ayant servi cette fois à vérifier l'exactitude de son dessin.

De plus, nous avons à présent la conviction que l'objectif principal du projet initial de Brunelleschi n'était pas de rechercher une technique de représentation donnant l'illusion de la profondeur mais bien de privilégier l'étude d'un procédé lui permettant de déterminer les dimensions exactes d'un édifice en fonction d'une distance et d'un point de vue donnés. Dans cette optique les formes régulières du baptistère aux dimensions qu'il devaient certainement connaître lui permettait d'étalonner sa méthode de construction qu'il pouvait ensuite vérifier avec le dispositif du tableau percé puis la généraliser en effectuant la reproduction de la place de la Seigneurie. Selon cette hypothèse Brunelleschi aurait créé effectivement un modèle de rendu perspectif exemplaire (de géométrie optique pourrions-nous ajouter) et certainement élaboré à partir de celui-ci sa propre méthode empirique de construction mais d'une manière collatérale à un projet à l'origine plus modeste de recherche d'un nouveau procédé d'arpentage. Il n'en demeure pas moins que ces deux petits tableaux de part leur mode de construction original sont à l'origine de la distinction entre perspectiva naturalis définie comme science de la vision par opposition à la nouvelle perspectiva artificialis définie comme science de la représentation artistique bien qu'en réalité il s'agisse plus de l'extension du champ scientifique de la perspectiva naturalis à l'artistique. Une question reste pour nous pourtant en suspend, Brunelleschi avait-il la pleine conscience de la définition du plan pictural comme intersection ? Nous sommes enclin à penser qu'il ne maîtrisait pas le concept de pyramide visuelle, et qu'il délégua à d'autres plus compétents que lui concernant ces questions le soin d'articuler pour la compléter sa méthode empirique à l'optique géométrique afin qu'elle devienne une science de la représentation à part entière. Il n'en demeure pas moins qu'il aurait été ainsi le premier à utiliser la chambre noire pour décalquer les tableaux de la nature, en d'autres termes à l'utiliser comme machine à dessiner.

L'appareil photographique étant le descendant direct de la chambre noire, la filiation de la photographie à la peinture compris comme la reprise exacte de cette tradition représentative se confirme mais pas dans le sens que la plupart des historiens lui donne. L'instauration par Brunelleschi d'un point de vue au créateur/spectateur est l'avènement d'un moi-ici c’est à dire d'un rapport de/par soi dans l'espace. Nous remarquons d'ailleurs à ce propos que la prégnance des données spatiales éclipse totalement les données temporelles. La description de Manetti en fait fi [93], et c'est ici que nous voyons la vraie filiation, celle d'un manque intrinsèque qu'il s'agira à la photographie de combler en ancrant (fixant) la présence de ce moi-ici dans le temps.


[*] Cette étude présentée dans le cadre du séminaire « le désir d'image et l'éthique de la recherche » sous la direction de François Soulages, professeur des Universités, est le fruit d'une étroite collaboration avec Jean-Pierre Huet, qui enseigne les technologies primitives de la photographie et la photographie à sténopé à l'université Paris VIII. Qu'ils soient ici chaleureusement remerciés.
[58] Antonio de Tuccio Manetti, La vie de Filippo Brunelleschi, 1ère édition 1480, traduit par Fosca Mariani Zini et présenté par Philippe Hamou, La vision Perspective (1435-1740), Petite Bibliothèque Payot, France, septembre 1995.
[59] Aujourd'hui disparus.
[60] Georgio Vasari, Vie de Filippo Brunelleschi, 2ème édition des Vies (1568), traduit par Claude Lauriol pour l'ouvrage Brunelleschi, la naissance de l'architecture moderne, Direction de l'architecture, L'équerre, France, 1980.
[61] Le terme de perspective traduit à l'époque médiévale le mot grec optike ou science de la vision (perspectiva naturalis). A ce propos, voir l'article de Dominique Raynaud, Perspectiva naturalis, p.11 à 18, du catalogue Nel segno di Masaccio l'invenzione della prospettiva, Giunti et Firenze musei, Italie, octobre 2001.
[64] Ibn al Haytham (Alhazen), On the form of the eclipse (Fî sûrat al-kusûf), History of photography, éd. J. M. Eder, 8th éd., Columbia University Press, New-York 1945, p.36. La chambre noire est à nouveau décrite lorsqu'il aborde dans le livre I de son célèbre ouvrage sur la perspectiva naturalis, le Kitāb al-Manāzir (v. 1005), la physiologie de l'œil.
[65] Paolo Dal Pozzo Toscanelli (Florence 1397- id. 1482). Une de ses inventions décrite par Roberto Casati intéresse tout particulièrement notre propos : « Vers 1467, il profite de la construction de la coupole de Sainte-Marie-de-la-Fleur, à Florence, pour placer dans la lanterne, à quatre-vingt-dix mètres de haut, une plaque de bronze avec un trou, construisant ainsi le plus grand cadran solaire de tous les temps. (Sur le dallage de la cathédrale, on peut voir un rond de marbre qui indique l'image du soleil au solstice d’été). » p. 222, La découverte de l'ombre, Albin Michel, coll. Idées, Paris, 2000.
[66] Ibid., p. 153.
[67] Pour Dominique Raynaud, le but de l'ouvrage de Ghiberti était de révéler les sources de Brunelleschi afin de le discréditer en restituant à qui de droit la paternité de l'invention. L'hypothèse d’Oxford, essai sur les origines de la perspective, PUF, coll. Sociologies, Paris, Mars 1998, pp. 197-198.
[70] « Je divise la hauteur de cet homme en trois parties et ces parties sont pour moi proportionnelles à cette mesure qu'on nomme vulgairement bras. Car, comme on le voit par la symétrie des membres de l'homme, la longueur la plus commune d'un homme est de trois bras. » Alberti Leon Battista, De Pictura, 1435 pour la version latine, traduction de Jean Louis Schefer, Macula/Dédale, p. 115 du livre I, Paris 1992.
[71] Lacan Jacques, Séminaire du mercredi 18 mai 1966, p. 32, inédit.
[72] Au cours d'un voyage à Florence, nous avons pu nous procurer des documents à l'échelle et compléter ceux-ci lorsque cela était nécessaire, par des relevés métriques in-situ.
[73] Selon l'hypothèse de Pietro Sanpaolesi :
« L'invention de la perspective a peut-être pour origine la pratique du voile, déjà répandue chez les peintres : en interposant un réseau de mailles carrées entre l'œil et une vue de maisons ou un paysage, il incite à résoudre le problème du calcul de la distance. La relation géométrique existant entre le voile, qui quadrille le tableau au premier plan, et le point de fuite, sommet de la pyramide formée par la convergence de toutes les droites parallèles de l'espace (y compris à partir des nœuds du voile) - d'où une image tactile de la profondeur spatiale - est des plus stimulantes et peut donc avoir été décisive. » (Brunelleschi, sa vie, son œuvre, éd. ENSBA, Paris, 1985, p.70.)
[74] Elle-même intégrée dans une pièce obscure qui devait faire partie du cube de 6 brasses de côtés afin d'améliorer la lisibilité de l'écran en papier huilé du sténopé.
[75] Il faut cependant noter que l'intervalle laissé par le peu de précision de la dimension du côté du tableau (environ une demi-brasse) permet l'utilisation de toute boîte optique cubique respectant cette « marge ». L'explication étant que les perspectives d'un même sujet obtenues d'un même point de vue sur plusieurs plans verticaux parallèles sont semblables, et on pourrait les superposer par une amplification ou une réduction proportionnelle. La distance entre le point de vue et le plan vertical où se projette l'image n'influe que sur l'échelle de l'image.
[76] Formule permettant de calculer l'angle de champ d'une chambre noire à sténopé (angle embrassé en une seule fois). Avec le tirage mécanique se confondant avec la distance focale u exprimé en millimètre et x la mesure de la largeur de l'écran en millimètre.

α (en degré) = 2tanˉ¹(x / 2u)

[77] L'angle de visée de la reconstitution de ce panneau par Camerota Filippo, L'Esperienza di Brunelleschi, pp. 27-38, catalogue Nel segno di Masaccio, L'Invenzione della prospettiva, éd. Giunti/Firenze musei, Italie, octobre 2001, est de 54°, celui-ci prenant en compte les façades en retour de la place.
[78] Antonio de Tuccio Manetti, opus cité, p. 62.
[79] Antonio de Tuccio Manetti, opus cité, p. 62.
[80] Joël Snyder, Pouvoirs de l'équivoque, fixer l'image de la camera obscura, Etudes photographiques, S.F.P., n°9, Paris, mai 2001, p. 17.
[81] Antonio de Tuccio Manetti, opus cité, p. 63.
[82] Clerc Louis Philippe, La Technique photographique, tome I, p.37, éd. Paul Montel, Paris, 1942, cité par Huet Jean-Pierre, Photographie à sténopé et perspective, p. 2, inédit.
[83] Ici apparaît l’introduction d’un champ social dans le champ visuel.
[84] Selon Lacan le réel est notre limite matérielle, ce sur quoi nous nous heurtons, alors que la réalité est la version que nous nous donnons du réel, qui mêle imaginaire et symbolique.
[85] Huet Jean-Pierre, opus cité, p. 6.
[86] Antonio de Tuccio Manetti, opus cité, p. 63.
[87] Celui-ci copiant l'écran est en retrait au minimum de la distance du tirage mécanique de la chambre optique soit dans notre hypothèse 33 cm, de plus, son champ de vision n'est pas à trois brasses (1,74 m) de haut comme le regardeur mais plus bas aux alentours de 1,5 m selon la taille moyenne des hommes de cette époque.
[88] Antonio de Tuccio Manetti, opus cité, p. 62.
[89] Ce qui permet de retrouver la distance de construction.
[90] De peur peut-être de la suspicion de l'Eglise à l'égard du phénomène ou s'agissait-il tout simplement d'un secret de fabrique?
[91] « Vers la fin de la renaissance apparaissent les premiers critères modernes, qui placent l'artiste « au-dessus » de l'œuvre. » Edgar Zilsel, Le génie. Histoire d'une notion de l'Antiquité à la Renaissance, éd. Minuit, Paris, 1993, p. 145.
[92] Antonio de Tuccio Manetti, opus cité, pp. 63-64.
[93] Les ombres étaient-elles représentées? Le seul aspect temporel était la présence de l'argent bruni qui reflétait les nuages.

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