Le sténopé, essais sur la photographie naturelle et la photographie pauvre

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Chambre avec vue
Panorama non exhaustif de la photographie pauvre

Christine Felten et Véronique Massinger, Autoportrait Double, 28 mars 1996. 1/1, impression lumineuse directe (sténopé) sur papier inversible couleur, 147x100 cm. Courtesy Galerie Michèle Chomette, Paris

Nous définirons ici la photographie pauvre en référence à l'Arte Povera, comme initiant un art ad minima ne se limitant pas à la seule réduction de la photographie naturelle à la production d'un négatif réitérable à merci, mais englobant dans un contexte post-moderniste une esthétique du prosaïque, où la mise en œuvre (construction et exploitation des boîtiers) est tout autant affirmée que l'œuvre (production et réception des images) et le questionnement plastique, pensé dans le sens de la spécificité du médium, porte moins sur l'aspect visible des choses que sur leurs visibilités.

La photographie pauvre se revendique comme contre-culture de la photographie classique où, sous la pression unificatrice de la mondialisation et de la pensée unique, l'automatisation et l'uniformisation des appareils photographiques se ressent également dans les pratiques (standardisation des prises de vue, des sujets et taylorisation des différentes phases du procédé).

La photographie pauvre dessille les yeux sur l'histoire du médium photographique en réinsérant la notion d'aléatoire et de processus empirique dans le champ de l'art (contemporain).

Mouvement initié des U.S.A. dans les années 80 [94], la photographie pauvre s'inscrit dans la mouvance de la post-modernité comme une esthétique intégrant tradition et novation par le jeu de la citation ou plus précisément d'une relecture en forme d'état des lieux de l'histoire du médium photographique. L'exploration raisonnée des techniques primitives de prises de vue par des photographes souvent dotés d'une culture scientifique de l'image s'inscrit également dans une critique implicite de l'atrophie de l'expérience que génère une technique actuelle de plus en plus sophistiquée. L'archétype étant l'aspect rudimentaire, voire la rusticité du sténopé à comparer avec le luxe ostentatoire des appareils photographique moderne.

La photographie est un rapport entre un individu (l'opérateur photographe) et une situation. Il s'ensuit des questions de choix : choix du regard comme, ensuite, choix de la présentation, le résultat étant l'œuvre photographique.

Mais, l'utilisation d'un sténopé implique des données supplémentaires, des nouveaux choix, en amont de ce processus que nous venons de décrire : ceux de la détermination des paramètres physiques et optiques, puis de la construction des boîtiers par exemple, qui consiste à créer ou à convertir un objet ou un espace en sténopé selon un projet plastique déterminé. Sachant que ce sont les caractéristiques techniques des boîtiers qui déterminent avant toute chose et par substitution le regard de l'opérateur, il en découle que les contraintes techniques inhérentes à la photographie pauvre font partie intégrante du propos plastique et sont étudiées à ce titre par l'opérateur.

Bien que la formation de l'image prenne appui sur une réalité extérieure, l'acte de photographier avec un sténopé reconduit plus à lui-même qu'à cette réalité en la questionnant moins sur son aspect visible que sur sa visibilité. En définitive et ontologiquement, l'image répond avant tout aux critères de la machine qui la produit.

Nous tenterons dans cette étude de rendre compte de la diversité des pratiques artistiques de la photographie pauvre. La problématique de la confection de l'image et de son rapport au monde permet de faire ressortir les deux grandes tendances stylistiques complémentaires de ce mouvement.

La première tendance qui est à l'origine même du renouveau de la pratique du sténopé au début des années quatre-vingt revendique un retour à l'innocence de l'expérience visuelle grâce à l'utilisation d'un procédé rudimentaire de prises de vue, le sténopé. Nous pourrions résumer cette approche comme le désir de se libérer de la lecture de la représentation imposée par la société porteuse pour retrouver une expérience de vision pure où cet instrument primaire d'optique est considéré comme la traduction fidèle du fonctionnement de l'œil. Dans cette perspective le mode descriptif est plébiscité pour présenter une image exacte et naturelle du monde.

Nous concevons la volonté affichée des artistes de la photographie pauvre de désanthropomorphiser la technique de vision de leurs appareils comme l'aboutissement historique de la recherche scientifique puis artistique d'un procédé de représentation véritablement objectif adapté à l'étude de la nature.

Il n'est donc pas étonnant que certains de ces artistes réinterrogent d'antiques pratiques comme celles des astronomes médiévaux, les premiers utilisateurs historiques de chambres noires, pour étudier les phénomènes célestes, l'obtention d'un négatif puis d'un positif de ces dits phénomènes faisant alors autorité. Les héliographies de Dominique Stroobant (né en 1945, Belgique) qui matérialisent la course de la lumière sur des périodes de Six mois en sont un parfait exemple.

D'autres construisent des chambres noires en fonction de l'espace qu'ils se proposent de photographier créant par la même des projections optiques dignes d'un spectacle de magie qui n'est pas sans rappeler les expériences décrites par Gambattista Della Porta (1538-1615) dans son traité, la magie naturelle (1593). Ce sont par exemple les sténopés monumentaux d'architecture de Jérôme Schlomoff qui transforma les pièces du musée du jeu de paume en 1999 en chambre noire pour photographier le jardin du Luxembourg. Ou encore, les photographies d'écrans de camerae obscurae d'Abelardo Morell présentant des vues des buildings et avenues de Manhattan.

Naît à la Havane en 1948, la famille de Morell a immigré aux Etats-Unis lorsqu'il avait quatorze ans. Ils s'installent dans la ville de New-york dans un appartement au sous-sol du commissariat où travaille son père comme gardien d'immeuble. Morell décrit cette période de sa vie comme une existence souterraine, où vivant sous le niveau du trottoir il regardait le monde extérieur à travers le seul soupirail de l'appartement. Aujourd'hui, il enseigne la photographie au Massachusetts College of art à Boston. Pour expliquer les principes de la photographie, il choisit de transformer sa classe en chambre noire créant la stupéfaction chez ses étudiants, Morell reconnaît alors le potentiel de ce procédé et débute en 1991, une série de photographies qu'il dénomme « ce que les pièces voient ».

« Je veux que mes images reflètent le temps où, la science, l'art, la philosophie et la religion étaient aussi proches que l'est un frère avec sa sœur. » [95]

Ce souhait de renouer le dialogue entres des disciplines qui semblent aujourd'hui étrangères est partagé par nombres d'artistes de la photographie pauvre, il est d'ailleurs un des traits caractéristiques de ce mouvement. Mais revenons à Morell, ou plutôt à sa pratique. Celle-ci à la forme d'un protocole : il choisit d'abord le point de vue en fonction de ce qu'il veut représenter, à partir de celui-ci il sélectionne une pièce d'un immeuble dont il obture les portes et les fenêtres avec du plastique noir avant de pratiquer un petit trou circulaire (3/8’’) en guise d'ouverture, de lien, avec l'espace extérieur. Il photographie ensuite l'écran (la pièce) [96] pendant un temps de pose compris entre huit heures et deux jours.

Il est intéressant de resituer son travail par rapport à l'existence souterraine de son enfance, et de l'obligation vitale pour lui d'aller à la rencontre avec son flot de désillusions de la culture du pays hôte pour pouvoir rapidement s'intégrer. A ce titre nous concevons l'expérience visuelle de ses chambres noires comme un poétique pied de nez à ce passé, ce n'est plus lui qui va vers cet espace (culturel) qui se donne à conquérir, mais bien l'inverse, l'espace vient à lui en temps réel dans son théâtre privé, où il a tout le loisir de faire rejouer la pièce selon son bon vouloir.

D'autres enfin effectuent au cours de flâneries photographiques, où souvent le moyen de locomotion sert également de chambre noire, un retour réflexif sur la pratique du sténopé elle-même, dans des œuvres qui ne sont pas sans évoquer la tendance impressionniste du mouvement Pictorialiste. L'exploration du monde par le duo belge, Véronique Felten (1950- ) et Christine Massinger (1947- ), participe de cet état d'esprit. Les vues colorées de la série Caravana Obscura nées de la recherche de sensations visuelles objectives traduisent en effet, par un travail particulier sur la lumière et la composition, un état permanent de la nature.

La seconde tendance exploite les caractéristiques optiques du sténopé pour élargir les limites du regard. L'intérêt ici n'est plus l'obtention d'une image objective du monde semblable par la projection centrale parfaite (orthoscopie) et le léger velouté des vues au fonctionnement de l'œil mais bien la faculté du sténopé à produire des images. L'appareil est alors construit sans le souci que ses caractéristiques optiques correspondent à notre espace idéal de représentation, mais pour fournir au contraire le sien propre. Ainsi les distorsions, la notion de cercle image [97] (la métaphore de la courbe du globe oculaire) et les angles de champs importants sont expérimentés pour leurs qualités purement picturales.

L'artiste brésilienne Luzia Simons (1953 - ) propose par exemple des photographies qui diffèrent de l'étude du nu classique en focalisant l'aspect érotique non sur le nu lui-même mais sur la présence symbolique d'un regard. Nous voyons ce que voit celui qui voit le nu, satisfait d'oublier dans notre désir de voyeurisme qu'il s'agit en l'occurrence du sténopé du boîtier [98].

La photographie pauvre aurait-elle ainsi le pouvoir de donner la vie ?

C'est pourtant ce que pensait l'artiste anglais Adam Fuss (1961- ) lorsqu'il photographiait les sculptures de différents musées :

« La journée, la scénographie muséale semble si inapproprié (aux sculptures). Mais la nuit elles étaient comme en vie, majestueuses et mystérieuses. Lorsque j'ai fait cette série de photographies avec le sténopé. J'ai retrouvé les sensations de mes promenades nocturnes dans les galeries du musée, esseulé. […]. Il semblait possible de créer ou recréer un espace photographique dans lequel les sculptures puissent « vivre ». Cette démarche était aussi une réaction à l'expansion techno-consumériste de la culture photographique. » [99]

L'espace photographique (le représenté) peut également se combiner avec l'espace de représentation, il suffit comme le fait par exemple Ilan Wolff (Israël, 1955- ) d'incorporer dans la vue de grand format du monde extérieur d'une chambre noire (sa voiture ou son atelier) des éléments de ce monde de l'intérieur de la boîte, des objets ou des personnes, qui viennent se fondre avec l'image de l'extérieure sur le papier sensible pendant l'exposition, Wolff nomme cette technique le sténogramme, contraction de sténopé et de photogramme.

L'idée de la première tendance que la similitude du mécanisme du sténopé et de l'œil puisse servir à l'un pour photographier et ainsi faire advenir ce que voit le second pourrait bien trouver son aboutissement dans l'idéal de la seconde c'est à dire la construction d'un appareil qui photographierait l'intérieur de lui-même. Cette idée pour saugrenue qu'elle puisse paraître reviendrait ni plus ni moins à exprimer par analogie ce que l'inconscience est à la conscience en psychanalyse. Steven Pippin ( Angleterre, 1960- ) proposait une telle expérience en 1994 avec son projet Addendum :

« La galerie d'exposition idéale est vide, immense et impeccablement éclairée, la blancheur immaculée des murs trouvant sa correspondance dans une excellente insonorisation. Addendum constitue l'autoportrait d'un tel espace : c'est la photographie de la tranquillité de cet espace faite par l'espace lui-même. » [100]

Pippin pour ce faire, a transformé la moitié de la galerie en sténopé et replacé la photographie ainsi obtenue à la place du sténopé. Histoire pour lui de placer « la galerie contemporaine face à sa vanité » et pour nous de conclure l’étude de notre problématique.

Mais profitons cependant de Pippin pour aborder l’aspect hétéroclite et souvent unique des sténopés utilisés par les artistes de la photographie pauvre. Pippin s’ingénie à convertir tout objet du quotidien pour peu que celui-ci ait une cavité. Ainsi, ce sont des baignoires, des machines à laver, des hangars et des WC qui se sont vus transformer en appareils de prises de vue, avec comme preuve de son succès une photographie faite avec les objets susnommés :

« Une cuvette de WC a été transformée en appareil-photo à bord du train des lignes British Rail voyageant de Londres à Brighton. Une pièce en aluminium est ajustée sur le rebord de la cuvette. Spécialement conçue, celle-ci réunit l’objectif, l’obturateur ainsi qu’un joint en chambre à air tenant le tout en place une fois gonflé (à l’aide d’une pompe à vélo) et empêchant en outre la lumière du jour de pénétrer dans le dispositif. L’opérateur quitte alors son pantalon afin de charger le papier photo, enfilant ses bras dans les jambes comme dans un manchon de chargement. Une fois la photo prise, la chasse d’eau est tirée (mais pas pendant un arrêt en gare) et le révélateur introduit simultanément dans le conduit à l'arrière de la cuvette. L'opération est renouvelée pour le fixateur et la chasse d'eau est encore plusieurs fois actionnée pour rincer correctement l'épreuve. L'installation est ensuite remise en état. » [101]

Cette description et la documentation qui l'accompagne mettent l'accent sur l'aspect performatif de la réalisation du sténopé, la photographie obtenue n'ayant ici qu'un intérêt expérimental voire anecdotique. Dans ce sens une remarque de Régis Durand concernant l'évolution des rapports de la performance avec la photographie au seul bénéfice de cette dernière est confirmée dans la pratique photographique de Pippin :

« Tout se passe comme si le travail de la performance, du genre artistique bien particulier qu'il était dans ces années-là [80-90], autonome et historiquement défini, avait pénétré dans le processus photographique lui-même. » [102]

Impossible dès lors de dissocier la réception de l'image, de l'appareil qui a produit l'image et de l'opérateur qui a construit l'appareil.


[94] L'internationale de la photographie pauvre doit énormément à Eric Renner (1941 - ) qui fonda en 1984 un centre de recherches et de ressources concernant le sténopé, The Pinhole Resource (Star Route 15, Box 1355, San Lorenzo NM 88041, U.S.A.), et en 1985, The Pinhole Journal, le bulletin de liaison du groupe.
[95] Morell Abelardo, Abelardo Morell and the camera eye, museum of photographic arts, ISBN 1-878062042, U.S.A., 1999, cité par Gaston Diana dans son introduction (non paginé).
[96] A la différence du purisme de Jérôme Schlomoff, qui recueille directement sur du papier sensible de grand format la vue ainsi obtenue.
[97] Seul le carré inclu dans le cercle qui le circonscrit est éclairé de manière uniforme plus on s'éloigne du centre de ce carré plus la lumière s'estompe.
[98] Dans ces conditions nous comprenons mieux le fantasme de la photographie spirite :
« M. Thomson, officier de police de Londres, savait, il y a quatre ans (1859), que la photographie de la rétine de l'œil d'une personne morte laisse apercevoir l'image de la dernière chose vue par cet œil; mais l'épreuve doit être faite dans les 24 heures après le décès, sans quoi l'image s'efface graduellement comme celle d'un négatif exposé au soleil avant d’être développé. »
Le moniteur de la photographie, 1863, cité par Bajac Quentin, L'image révélée, l'invention de la photographie, Découvertes Gallimard/RMN, Paris, octobre 2001, p. 144.
[99] Adam Fuss, Pinhole photographs, photographes at work, Smithsonian Institution Press, 1996, p. 6.
[100] Pippin Steven, Discovering the secrets of monsieur Pippin, F.R.A.C. du Limousin / The British Council, 1995, p. 30.
[101] Ibid., p. 88.
[102] Durand Régis, Le regard pensif, la différence, Paris, novembre 1990, p.175.

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