Le sténopé, essais sur la photographie naturelle et la photographie pauvre

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Y regarder à deux fois
Le donner à voir effectif de la photographie naturelle

Le 22 juin 1633, Galilée (1564-1642) rétracte devant l'Inquisition sa théorie du mouvement de la Terre basée sur le système astronomique dit de Copernic au profit du système de Ptolémée prôné par L'Église [103]. Pourtant, de 1633 à 1642, et bien qu'il fut assigné en résidence, il poursuivit secrètement des recherches sur les taches solaires qui confirmèrent ses positions antérieures (qu'en soi, il n'avait jamais reniées). Galilée est l'un de ces savants à l'origine de la révolution scientifique du XVIIe siècle qui fondèrent la démarche scientifique non sur l'étude des Saintes Écritures mais sur celle des faits de la nature, instaurant de jure un changement de rapport de l'homme avec Dieu [104]. Pour ce faire, il utilisait deux techniques complémentaires d'observation (la scientificité nouvelle est essentiellement visuelle). La première est sa fameuse lunette astronomique (1609) qu'il dirigeait vers le soleil, l'image de celui-ci étant ensuite projetée sur un écran de visualisation (principe de la camera obscura). La seconde est la technique du sténopé telle que décrite par Bertolt Brecht dans sa vie de Galilée :

« Depuis deux semaines, chaque jour qu'il fait soleil, je monte au grenier sous le toit de bardeaux, il ne passe qu'un rayon très fin. De là, on peut capter l'image inversée du soleil sur une feuille de papier. » [105]

Compte tenu des réalités de la simple observation, il s'agira ici d’expliciter de manière élargie le potentiel subversif de la photographie naturelle et de situer son action dans un processus révolutionnaire : comment une/la « vision » peut-elle donner naissance à un nouveau monde en rupture avec la société porteuse ? Notre hypothèse sera que l'acte de voir par l'intermédiaire d'un dispositif optique rudimentaire telle une chambre noire [106] permet également de voir la « vérité » de l'époque où l'on vit (de voir autrement le monde). La prise de vue qui peut éventuellement en découler, sera alors saisie comme un épiphénomène. L'image photographique sera simplement envisagée sur le mode d'un condensé dialectique du continuum spatio-temporel dont elle est extraite, insaisissable dans notre projet sans la présence à l'esprit de cette question de François Soulages :

« Et pourquoi pas une trace du matériel photographique particulier ou bien des conditions épistémiques et techniques en général qui ont rendu possible cette photo particulière ? » [107]

L'image photographique est la représentante du mode de production particulier qui lui a donné naissance, mais ayant été émancipée contre son gré par un opérateur, elle se présente d'elle-même avec un goût d’inachevé [108], sous la forme d'une dialectique à l'arrêt issue d'un processus historiquement déterminé qu'avait remarqué Walter Benjamin :

« Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l'autrefois rencontre le maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d'autres termes, l'image est la dialectique à l'arrêt. Car, tandis que la relation du présent avec le passé est purement temporelle, continue, la relation de l'autrefois avec le maintenant présent est dialectique : ce n'est pas quelque chose qui se déroule, mais une image saccadée. » [109a]

Le concept de l'image comme dialectique à l'arrêt, extraite d'une continuité temporelle, nous invite à nous intéresser aux limites de ce mouvement, de cette dynamique imagée originelle produite par la chambre noire, dont l'image photographique est la fixation arbitraire d'un instant de l'écran de visualisation.

Pour Karl Marx (1818-1883), les hommes ne peuvent, par la pensée, dépasser le cadre de leurs conditions matérielles d’existence. Il est nécessaire que nous apercevions d'abord le monde à travers l'image inversée de l'idéologie capitaliste, ce qui revient à saisir le processus d'exploitation économique comme un phénomène visible nécessitant cependant la médiation de la chambre noire pour accéder à cette visibilité, afin dans un premier temps de s'en distancier pour ensuite la dénoncer :

« Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des relations qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que celles-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient et l'être des hommes est leur processus de vie réel. Et si, dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une chambre noire, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique, […]. Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. » [109]

Comment, à partir d'une correspondance signe à signe due au caractère synchrone de la représentation avec le représenté - le processus inverse - la prise de conscience de cette exploitation peut-elle en découler ? Car il s'agit bien de cela pour Marx, l'aufhebung hégélien (le dépassement dialectique) nécessite d'admettre que ce que l'acteur de l'expérience capte n'est pas perceptible à l'œil nu, qu'il ne s'agit plus alors seulement d'un réalisme de ce qui est représenté sur l'écran, mais d’une aptitude de la chambre noire à signifier autre chose que la seule image qu’elle offre, qui bien que se présentant comme « identique » au réel n'en est pas moins autre car susceptible de provoquer une distanciation critique, une division du réel en quelque sorte où l'un revient chargé de l'image de l'autre [110] sous le regard pensif de l'acteur de l'expérience qui selon la théorie matérialiste se transforme pour transformer le monde. Dans cette optique, la chambre noire est l'instrument de passage instantané du crépuscule à l'aurore du réel, elle s'offre comme modèle direct de compréhension (de doute) du monde.

La vision du monde ainsi proposée, où le monde réel est reconnu bien que posé comme autre que lui-même dans ce qu'il était immédiatement, développe du fait de cette de cette immersion dans la durée, la fonction temporelle du connaître. Mais ce maintenant de l’aptitude à connaître ne s’exerce sur l’acteur de l’expérience que parce qu’il est lui-même à ce moment divisé, c’est à dire qu’il éprouve lui-même dans l’instant de la rencontre avec ce réel « enrichi » les possibilités de sa propre conscience. La prise de conscience est la reconnaissance distanciée et effective par ce sujet de cette division de lui-même.

0ublions un instant la médiation de la chambre noire et interrogeons la division du sujet au regard de la psychanalyse telle que pointée par Jacques Lacan (1901-1981) :

« Le sujet nous apparaît fondamentalement divisé en ce sens qu’à interroger ce sujet, au point le plus radical, à savoir s’il sait ou non quelque chose, c’est là le doute cartésien : nous voyons ce qui est essentiel dans cette expérience du cogito, l’être de ce sujet au moment qu’il est interrogé, fuir, en quelque sorte, diverger, sous la forme de deux rayons d’êtres qui ne coïncident que sous une forme illusoire, l’être qui trouve sa certitude de se manifester comme être au sein de cette interrogation, je pense, pensant que je suis, mais je suis ce qui pense et penser : je suis n’est pas la même chose que d’être ce qui pense; Point non remarqué mais qui prend tout son poids, toute sa valeur de se recouper, dans l’expérience analytique, de ceci que celui qui est ce qui pense, pense d’une façon dont n’est pas averti celui qui pense : « je suis ». » [111]

Pour Lacan, le but de l’expérience analytique, qui n’a pas de finalité sociale, devons nous le rappeler, et encore moins politique, est de permettre aux sujets de résoudre leurs névroses, en prenant conscience et en pensant cette division. Le médiateur dans ce cas est le psychanalyste, qui apparaît ici comme un miroir renvoyant non pas l’image, mais la parole du sujet au sujet. Lacan exprima à ses étudiants ce rapport de la division du sujet par l’intermédiaire de séminaires sur la perspective et en recourant en particulier à ce qui spécifie, dans l’expérience analytique, la relation proprement visuelle au monde à savoir la fonction du regard (ce qu’il nomme l’objet (a) dans ses conférences) :

« C’est en tant que la fenêtre [d’où va dépendre la production de la division du sujet], dans le rapport du regard au monde vu est toujours élidé, que nous pouvons nous représenter la fonction de l’objet (a), la fenêtre, c’est-à-dire aussi bien la fente des paupières, c’est-à-dire aussi bien l’entrée de la pupille, c’est-à-dire aussi bien ce qui constitue cet objet le plus primitif de tout ce qui est de la vision, la chambre noire. » [112]

Il apparaît ici que Lacan comme Marx associe implicitement l’image de la chambre noire à l'image rétinienne et de fait le fonctionnement de la chambre noire au fonctionnement de l'œil. Ils séparent tous deux dans un premier temps le problème d'optique du problème de physiologie. La perception visuelle se trouve ainsi définie comme un acte de représentation :

« UT PICTURA, ITA VISIO. » (la vue est comme la peinture) [113]

Mais les motivations de l'auteur de cette remarque, Johannes Kepler (1571-1630), étaient de comprendre la spécificité de la chambre noire comme instrument d'observation, en particulier les erreurs que son utilisation engendrait dans l'observation des astres (Les distorsions entre autres). Dans ce projet, l'étude du fonctionnement de l'œil devenait également incontournable, la vue était-elle fiable et concomitamment pouvait-elle être une source de connaissance? Il s'agissait pour lui de poser les bases de la méthode expérimentale des sciences de la nature, d'où pour lui l'importance de confronter, à chaque étape, les hypothèses avec les données expérimentales. Pour Lacan et surtout Marx, le problème est tout autre : la vue pour eux est fiable mais le regard l'est beaucoup moins. Le regard, pour aller vite, c'est le voir plus l'idéologie [114] qui préside à la construction de la représentation. La prise de conscience qui est le phénomène recherché par Marx est la dialectique entre la représentation mentale et la représentation figurée.

Pénétrer dans une chambre noire précipite, embraie ce mouvement de par la proximité de l'image avec le réel qui s'offre « à voir ». Le pouvoir indéniable de la chambre noire est de permettre à l'esprit du regardeur de ne plus se perdre dans le nature mais au contraire de se focaliser sur elle [115], lui adjoignant de ce fait une « plus-value » (cadrée lacanienne) comme Constantijn Huygens au XVIIe siècle le remarquait déjà dans l'enthousiasme :

« Il ne m'est possible de vous en déclarer la beauté en paroles : toute peinture est morte au prix, car c'est ici la vie même, ou quelque chose de plus relevé, si la parole n'y manquait. » [116]

La rencontre avec la représentation proposée par la chambre noire c'est-à-dire une image inversée qui se déroule, identique à l'image rétinienne, où le regardeur est passif comme spectateur mais à la différence du mécanisme physique de l'œil également actif car insérée en elle, à pour effet pour celui-ci d'organiser en l'objectivant une nouvelle synthèse où la représentation globale est modifiée dans le projet pour reprendre une expression de Marx de réformer la conscience, c'est-à-dire de :

« réveiller le monde du rêve qu'il fait sur lui-même. » [117]

La Chambre noire à pour rôle d'objectiver le réel c'est à dire de le présenter comme extérieur à lui-même pour pouvoir le poser en termes de conflit que le regardeur devra développer et résoudre en en faisant le procès, en éprouvant lui-même cette division du réel comme potentialité de sa propre conscience (la division du sujet). Dans une perspective idéologique, la distance critique nécessaire à cette opération est le préalable à une prise de conscience de la situation socio-politique (le passage dialectique du particulier au général) [118].


[103] Sa condamnation par l'Inquisition est moins une polémique d'ordre théologique que d'interactions entre savoir et pouvoir.
[104] « Sur le télescope – Enfin les mortels pourront être semblables aux dieux – S'ils peuvent voir ce qui est au loin et ce qui est près, ici et partout. » Vers de Constantijn Huygens (1596-1687), De gedichten, II, p. 236, cités par Alpers Svetlana, L'art de dépeindre : La peinture hollandaise au XVIIe siècle, Gallimard, Paris, 1990. Et, Johannes Kepler dans des vers de janvier 1611 : « Ô tube, qui sais tant de choses, plus précieux que n'importe quel sceptre. Celui qui te tient dans sa main droite ne connaît ni roi ni maître dans l'œuvre divine. »
[105] Brecht Bertolt, La vie de Galilée, pièce écrite de 1938 à 1939 durant l'exil au Danemark, version française L'Arche, Paris, juin 1999, extrait d'une tirade de Andrea Sarti (le disciple de Galilée), p. 88.
[106] Définissons la chambre noire comme un lieu sombre et clos, où la lumière provenant d'un espace extérieur passant par un petit orifice est convertie dans les conditions du direct et sur un écran de visualisation, en un espace de représentation bidimensionnel.
[107] Soulages François, Esthétique de la photographie, la perte et le reste, Nathan université, Paris, octobre 1998, p. 5.
[108] Sélectionner dans la chambre noire une vue et la fixer - une fois pour toutes - sur du papier sensible équivaut à écarter l'image de ce processus en ayant cependant le désir illusoire d'en garder la trace… pour remettre à plus tard ?
[109a] Benjamin Walter, Paris capitale du XIXème siècle, traduit de l'allemand par Jean Lacoste, Cerf, Paris, 1993, [N 2a, 3], p.479.
[109] Karl Marx et F. Engels, L'idéologie allemande, 1846, Editions Sociales, Paris, 1965, p.26.
[110] La relation avec le réel s'inverse. L'échange intervenant au passage de l'orifice ayant pour fonction essentielle de tamiser la lumière (l'éther) de ses scories (nous y reviendrons), l'image de l'extérieur devenant simultanément l'image intérieure de la chambre noire.
[111] Jacques Lacan, Conférence du 11 mai 1966, p.5, inédit.
[112] Ibid., p.19.
[113] Kepler Johannes, Les Paralipomènes à Vitellion, les fondements de l'optique moderne, 1ère éd. 1604, traduction française Catherine Chevalley, Vrin, Paris, 1980.
[114] L'interprétation d'une représentation renvoie au caractère préformé de structures sociales inconscientes qui influencent en interférant en retour la perception de cette représentation. En d'autres termes la représentation traduisant et légitimant son cadre idéologique ne correspond pas forcément à la structuration ou à l'énonciation du réel lui-même. L'idéologie assujettit en quelque sorte le réel à la réalité.
[115] Extrait de l'Essai sur la peinture. De l'usage de la chambre noire, par Algarotti Francesco (1712-1764) :
« On ne doit point être surpris si par des moyens d'une pareille machine, on parvient à distinguer les objets d'une manière bien plus exacte qu'avec la simple vue. Lorsqu'on jette les yeux sur un objet pour le considérer, il est environné de tant de choses qui se peignent en même temps dans l'œil que l'on ne saurait apercevoir distinctement toutes les modulations de sa couleur et de la lumière qui l'éclaire ; elles nous paraissent indécises et la plupart sont perdues pour nous. Dans la chambre optique, la vue se porte au contraire seulement sur l'objet qu'on lui présente, toute autre lumière que celle qui l'éclaire disparaît. »
Présenté par Hamou Philippe, La vision perspective (anthologie de textes 1435-1740), Petite bibliothèque Payot / classique n° 238, Paris, septembre 1995, p. 217.
[116] Alpers Svetlana, L'art de dépeindre : La peinture hollandaise au XVIIe siècle, Gallimard, Paris, 1990, extrait d'une lettre de Huygens à ses parents, 1622, p.46.
[117] Marx Karl, lettre à Ruge, Kreuzenach, septembre 1843.
[118] Selon Walter Benjamin, la compétence des masses ne se laisse pas dissocier d'un travail politique.

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